Dénomination et usage discursif des couleurs chez les Akyé[1]
Jean-Baptiste ATSÉ
N’CHO
Université
Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
+225 09 16 72 04
&
Ambemou Oscar
DIANÉ
Université
Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
+225 08 17 84 57 /
+225 40 01 59 26 / +225 02 64 19 89
Résumé :
Cette contribution se propose de comprendre comment
les couleurs sont perçues, nommées et utilisées pour communiquer dans la vie de
tous les jours en akyé, une langue kwa de Côte d’Ivoire. À travers une analyse
morphosyntaxique des exemples, la typologie relève que la langue dispose de
trois termes et des gradants pour désigner toutes les couleurs et leurs dérivés.
Les auteurs relèvent que chaque gradant est un qualificatif pour un type de
couleur donnée et que certains signifiants désignant les couleurs subissent des
variations morphologiques en fonction des traits sémantiques du nom qu’ils déterminent.
En outre, les emplois des couleurs dans des contextes variés montrent que les
usages discursifs affectent des valeurs connotative et symbolique aux termes
désignant les couleurs en akyé.
Mots
clés : Couleurs, cognition, dérivés chromatiques,
prototypisation des couleurs, stéréotypes chromatiques.
Abstract:
This contribution aims to
understand how colors are perceived, named and used to communicate in everyday
life in akyé, a Kwa language of Côte d'Ivoire. Through a morphosyntactic
analysis of the examples, the typology notes that the language has three terms
and gradants to designate all colors and their derivatives. The authors note
that each gradant is a qualifier for a given type of color and that some
signifiers designating the colors undergo morphological variations according to
the semantic features of the name they determine. Moreover, the uses of colors
in various contexts show that the discursive uses affect connotative and
symbolic values to the terms designating the colors in akyé.
Keywords: Colors, cognition, chromatic derivatives, color prototyping, chromatic
stereotypes.
Introduction
La
recherche sur les couleurs et leurs dénominations a toujours été au centre des
débats scientifiques. Comme le note Jraissati (2009 : 2) : « la littérature entourant la question de la catégorisation de la couleur
se caractérise par une tension marquée entre les positions dites ‘relativistes’
et ‘universalistes’ ». Pour
certains chercheurs comme Portal (2013) et Mollar-Desfour (2011), cette notion
de couleur est un thème interdisciplinaire. Elle intéresse, en effet, la
physique qui en reconnait sept, la peinture qui n’en admet que cinq primitives
(Portal, 2013 : 12). Elle est également l’objet d’étude de la chimie, de
l’optique, de la philosophie, de la colorimétrie ou la coloristique. En ce qui
concerne l’étude des couleurs dans une perspective linguistique, elle convoque plusieurs
sous-domaines : sémiotique, perception,
cognition et langage.
Toutes les langues du monde ont des mots désignant les
couleurs, malgré une grande variété entre le nombre de ces mots d’une langue à
l’autre (Diané Mamadi, 2012 : 21). De manière générale, la représentation
linguistique des couleurs est spécifique à chaque peuple. Chez les Akyé, leurs
dénominations ou leurs désignations relèvent d’une conception qui n'est pas
fondée particulièrement sur des teintes fixes. C’est ainsi que le rouge recevra trois variantes (de
signifiants) selon qu’il réfère à l’humain, à une espèce de poisson ou à la
couleur d’un fruit mûr. Au regard de ce qui précède, notre étude
se pose la question de savoir comment les
couleurs sont perçues, nommées et utilisées en situations discursives. Quelles
significations véhiculent les termes désignant les couleurs d’un usage à un
autre en pays akyé ?
S’appuyant sur un corpus recueilli auprès d’une
dizaine de locuteurs akyé, cette étude, à travers une approche
morphosyntaxique, explorera les signifiants qui réfèrent aux couleurs et
analysera leur sémantisme aux niveaux de la dénotation, de la connotation et du
symbolisme. Elle se présente en trois points : d’abord, une typologie des
couleurs en akyé sera exposée. Ensuite, il sera question d’analyser les termes
désignant les couleurs et leurs dérivés en tant que qualificatifs, dans les
anthroponymes, dans les domaines de la santé et de la culture. Enfin les
analyses porteront sur la sémantique des couleurs.
1. Typologie
des termes désignant les couleurs
Le Petit Robert (2003) définit la couleur comme étant le « caractère
d’une lumière, de la surface d’un objet (indépendamment de sa forme), selon
l’impression visuelle particulière qu’elle produit ; propriété que l’on
attribue à la lumière, aux objets, de produire une telle impression (la
couleur). » Par cette définition, la langue française met la couleur en
relation avec la lumière et la perception visuelle. De même, chez les Akyé de
Côte d’Ivoire, le terme générique qui renvoie à couleur est le même que celui qui nomme l’organe de la vue : hɛ̰̄
bɛ̀ « œil ». La couleur en akyé, c’est une perception de l’œil. C’est également la perception
que les locuteurs ont des différents éléments de leur environnement. C’est l’image, la coloration, la teinture que détecte
l’œil. Etudier les dénominations des couleurs, c’est tenter d’appréhender la
diversité de la perception et de la catégorisation des couleurs telles que
perçues par la société.
Cette métonymie (relation organe de la vue – objet
perçue) est exprimée par des unités linguistiques bien distinctes. En effet, au
niveau morphologique, l’on enregistre deux types de signifiants utilisés
dans le domaine des couleurs en akyé : les signifiants à morphologie simple et
ceux à morphologie complexe. Les items à morphologie simple sont : nɛ̰́ « rouge », fí
« blanc », bí « noir », po᷇ « + éclatant », et pa ᷇ « - éclatant ». Ceux à
morphologie complexe sont constitués de certains items à morphologie simple et
d’autres termes de la langue. Exemple, nɛ̰́
kjɔ̰̀ « rouge foncé », bí
tṵ̀ « noir foncé »
Au niveau fonctionnel, les signifiants autonomes se
distinguent de ceux qui ne le sont pas. Ceux qui sont autonomes tels que bí et
nɛ̰́ ont des contextes d’occurrence variés, ce qui n’est pas le cas pour po᷇ par exemple, qui a des occurrences
limitées.
Georges Kleiber (2007 : 2) fait remarquer que dans la plupart des ouvrages et manuels,
les couleurs sont présentés comme étant graduables et soumis au phénomène de
l’intensité. Ainsi, les couleurs nɛ̰́, fí et bí sont les trois termes dont dispose l’akyé bodin pour désigner toutes
les couleurs de leur environnement. Elles ont des degrés de coloration. Si nɛ̰́ désigne le rouge, l’orangé, le
jaune et leurs variantes, fí renvoie
au blanc et bí au noir tout en
dénotant aussi le bleu, le vert et le marron. En effet, l’on relève des dérivés
chromatiques pour ces couleurs comme l’attestent les exemples
suivants :
Dérivés
chromatiques de nɛ̰́
(1)
nɛ̰́ gbò(gbò)
/rouge/complètement/complètement/
« Rouge vif »
(2)
nɛ̰́ kjɔ̰̀
/rouge/foncé/
« Rouge foncé »
Dérivés
chromatiques de bí[2]
(3)
bí hœ̰̄
« noir clair ; légèrement noir »
(4)
bí
kálí(kálí) « noir foncé »
(5)
bí tṵ̀ « très noir ; noir d’ébène »
Dérivé
chromatique de fí
(6)
fí tá
« blanc pur »
Les constituants hœ̰̄,
kálí, tṵ̀, gbò et tá n’apparaissent que dans le domaine
des couleurs. Ce sont des indicateurs de degré de coloration, des
gradants. Chaque gradant est un
qualificatif pour un type de couleur donné. C’est ce que met en exergue le
tableau de combinabilité ci-dessous :
Tableau
1 : Combinabilité des couleurs en Akyé
Gradants
Couleurs
|
pjô
|
kjɔ̰̀
|
gbò(gbò)
|
kálí(kálí)
|
tṵ̀
|
kpōkpō
|
hœ̰̄
|
tá
|
pa᷇
|
po᷇
|
nɛ̰́
|
+
|
+
|
+
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
+
|
+
|
fí
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
+
|
+
|
+
|
bí
|
-
|
-
|
-
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
+
|
Le tableau 1 expose que nɛ̰́ est combinable à trois gradants : pjô, kjɔ̰̀ et gbò, qui ne
se combinent à aucun autre terme de couleur. De même, tá ne qualifie que fí comme
kálí, tṵ̀, kpōkpō et hœ̰̄ ne qualifient que bí. pa᷇ et po᷇ sont combinables avec
toutes les couleurs principales.
Dans le domaine des couleurs, l’on relève aussi les
signifiants fūtū et kǿŋø. Ils ne figurent pas dans le
tableau ci-dessus parce qu’ils ne se combinent à aucun des termes de couleurs à
gauche du tableau. Leur distribution est celle que présente le tableau ci-
après.
Tableau 2 :
Combinabilité de quelques items avec les termes renvoyant à l’éclat
Gradants
Lexèmes
|
po᷇
|
pa᷇
|
fūtū
|
kǿŋǿ
|
sǿ[3]
|
-
|
-
|
+
|
+
|
tá[4]
|
-
|
-
|
+
|
+
|
tàlɛ́[5]
|
+
|
+
|
-
|
-
|
mɔ̀bwǎ[6]
|
+
|
+
|
-
|
-
|
dūpé[7]
|
-
|
-
|
+
|
+
|
kɛ̰̀[8]
|
+
|
+
|
-
|
-
|
Le tableau 2 montre que les lexèmes sont combinables
avec les signifiants appartenant au domaine des couleurs en fonctions de leur
trait [+/– liquide]. Cependant, il faut signaler que les signifiants du domaine
des couleurs observés dans cette partie ne qualifient pas directement les noms.
Leur mise en situation de discours se réalise dans un énoncé du type « …….
ɛ̀ hɛ̰̄bɛ̀….. ».
En effet, tous les items désignant les couleurs
peuvent apparaitre dans l’énoncé (7) :
(7) kàbœ́ ɛ̀ hɛ̰̄bɛ̀ é lè é bí
/pagne/Agr/œil/Agr/être/Agr/noir/
« Le
pagne est noir »
Mais fūtū
« trouble » et kǿŋǿ
« limpide » ne peuvent pas occuper la place de bí dans l’exemple (7). Cela est impossible du fait de la grille
lexicale du sujet de cet énoncé. Ces deux termes peuvent apparaitre dans des
énoncés après hɛ̰̄bɛ̀ si le sujet a
le trait [+ liquide], dans le même paradigme que tous les mots référant aux
couleurs. En exemple :
(8) sǿ è é hɛ̰̄bɛ̀ é lè é fūtū / kǿŋǿ
/eau/marq Déf/Poss/œil/Agr/être/Agr/trouble ou limpide/
« L’eau est (a une couleur) trouble »
pa̰᷇
et po᷇ n’apparaissent
jamais devant des noms [+ liquide].
fūtū et kǿŋǿ n’apparaissent jamais devant des noms [-
liquide]. pa̰᷇ et po᷇ sont pour les
objets non liquides ce que fūtū et kǿŋǿ sont pour les liquides. Ils ne désignent pas des couleurs
mais des éclats de couleurs.
Le signifiant nɛ̰́ subit des variations morphologiques
en fonction du nombre et du trait
[+/- animé] du référent qu’il détermine. Par exemple :
(9) tàlɛ́
nɛ̰́ kǿ
/vêtement/rouge/un/
« Un vêtement rouge »
(10) tàlɛ́ nɛ̰́ kɛ̂[9]
/vêtement/rouge/marq pluriel Déf /
« Les vêtements rouges »
(11) *tàlɛ́
ná̰ kɛ̂
/vêtement/rouge/marq pluriel Déf /
« Les vêtements rouges »
(12) ábà nɔ̰́ kǿ
/variété de carpe/rouge + SG/un/
« Une carpe rouge »
(13) ábà ná̰ bâ[10]
/ Variété
de carpe /rouge + PL/Marq PL Déf/
« Des carpes rouges »
(14) tsabí nɔ̰́
/personne + sg/rouge/
« Une personne claire »
(15) tsabjɛ́ ná̰
/personnes + PL/ claires/
« Des personnes claires »
La distribution de nɛ̰́[11],
le terme renvoyant au rouge peuvent se résumer comme suit :
nɔ̰́ /_nom
le
nom a les traits [+ animé, +
singulier]
nɔ̰́/
nom_
nɛ̰́ nɛ̰́ /_ nom
nɛ̰́
/ nom _ le nom a les traits [- animé]
ná̰
/ _ nom
ná̰ / nom _ le nom a les traits [+ animé, + pluriel]
|
nɛ̰́,
bí et fí subissent
d’autres variations morphophonologiques lorsqu’ils sont employés dans des
énoncés et subissent des variations aspectuelles (voir chapitre 2. ci-dessous).
Dans ces phrases, les termes désignant les couleurs servent aussi à la
référenciation, à la qualification et certaines structures permettent de les
appréhender au niveau culturel.
2. Termes de couleurs entre qualification,
référenciation et culture
Les
mots désignant les couleurs peuvent être des noms (exemple : ó nɔ̰̂
wɔ̀ bœ̀ « le clair arrive »). Dans ce cas, ils qualifient les
nominaux auxquels ils sont postposés. Ils peuvent indiquer un état du référent
comme la maturité. C’est le cas dans l’exemple suivant :
(17) àmà̰ŋō nɔ̰́
/mangue/rouge/
« Mangue mûre »
Dans ce contexte, nɔ̰́
s’oppose à tʃú (nɔ̰́ vs tʃú) [àmà̰ŋō tʃú] « mangue non mûre ». tʃú n’appartient pas à la catégorie des couleurs. Le terme qui
désigne généralement la couleur verte est bí.
Il n’apparait jamais dans le
champ notionnel des fruits là où l’on trouve nɔ̰́. Dans ce domaine, le terme de couleur, en plus d’indiquer la
couleur de la mangue comme dans l’exemple (17), met en exergue la comestibilité
de celle-ci par opposition à tʃú qui
suggère que la mangue n’est pas en état d’être consommée. Cet emploi du terme
de couleur est renforcé, lorsque dans la pratique, une mangue de couleur verte,
mais mûre à l’« intérieur », est qualifiée avec le terme nɔ̰́.
Les signifiants nɛ̰́,
bí et fí sont transcatégoriels. Dans
certains cas, ils fonctionnent comme adjectifs (voir les exemples (9), (12) et (14)),
dans d’autres cas, en tant que verbes[12]
comme l’attestent les exemples ci-dessous.
(18) àmà̰ŋō wɔ̀ nœ̰́
/mangue + Déf/marq prog/ murir/
« La mangue murit »
(19) àmà̰ŋō ò
nœ̰̀
/mangue + Déf/ Agr/ murir + acc/
« La mangue est mure/ a muri »
(20) ò bī tàlɛ̂
/3SG/noircir +acc/vêtement + déf/
« Il/elle a noirci le
vêtement »
(21) bà
fwǿ tàlɛ̂[13]
/3SG/laver + acc/vêtement +Déf/
« Ils/elles ont lavé le
vêtement »
Les phrases de (18) à (21) ont des correspondances
interprétatives. Celles-ci permettent de percevoir davantage la
transcatégorialité qui met également en évidence des variations morphologiques.
(22) àmà̰ŋō wɔ̀ nœ̰́ àmà̰ŋō wɔ̀ ó nɔ̰́
kjɛ̂
/mangue + Déf/marq prog/Agr/ mur/ devenir/
« La mangue devient mure »
(23) àmà̰ŋō nœ̰̀ àmà̰ŋō ò kjɛ̄ ó nɔ̰́
/mangue + Déf/Agr/devenir + acc/Agr/mur/
« La mangue est devenue mure »
(24) ò tàlɛ̂ bjè ó tàlɛ̂ kjɛ̄ ɛ́ bí
/poss 3SG/vêtement + Déf/devenir + acc/Agr/ noir/
« Son vêtement est devenu noir »
(25) bà tàlɛ̂ fwø̀ bá tàlɛ̂ kjɛ̄ é fí
/Poss 3PL/vêtement+ Déf /devenir + acc/Agr/blanc/
« Leur vêtement est devenu blanc »
Les termes de couleurs sus-utilisés ont une morphologie contextuelle. En
effet, ils ont une forme lorsqu’ils expriment un processus et une autre
forme lorsqu’ils expriment un état (les formes à gauche des exemples vs les
formes à leur droite). Ils sont verbes
dans l’expression des processus et ils sont adjectifs qualificatifs lorsqu’ils
réfèrent à des états. Ainsi, nɔ̰́/nɛ̰́ a pour forme verbale nœ̰̀.
Les termes désignant les couleurs se soumettent à la
graduation en fonction de la catégorie grammaticale à laquelle ils
appartiennent. Lorsqu’ils sont adjectifs, la gradation chromatique est marquée
par la postposition (aux termes de couleurs) des gradants que nous avons
énumérés plus haut dans le tableau 1. Par exemple : tàlɛ́ nɛ́ gbògbò /vêtement/rouge
(qualificatif)/complètement/ pour « vêtement rouge vif ». Mais la
structure *tàlɛ́ nœ̰̀ gbògbò /vêtement/rougir (verbe)/complètement/ n’est pas
licite.
Lorsque les termes de couleurs sont verbes, ils
n’admettent pas les gradants déjà évoqués mais entrent dans une graduation
syntaxique avec des gradants de la langue tels que sɛ̀sɛ̀
« très/trop », kpè nṵ́
« gros (comme) », gbɛ̄gbɛ̄ nṵ́
« bien ». Cette affirmation se vérifie avec les exemples
ci-dessous :
(26) è bjè sɛ̀sɛ̀
/Agr
sujet/noircir + acc/ très/
« Cela
a beaucoup noirci »
(27) è nœ̰̀ kpè nṵ́
/Agr
sujet/rougir + acc/ gros/comme/
Cela a
beaucoup rougi »
(28) è fwø̀ gbɛ̄gbɛ̄ nṵ́
/Agr
sujet/blanchir + acc/bien/comme/
« Cela a bien blanchi »
Certains termes de couleurs entrent dans la
structuration de quelques anthroponymes. Ce sont bí et nɔ̰́. Dans ce cas,
ils traduisent la teinte épidermique de l’individu nommé. En exemple :
(29) jàpō bí
/Yapo/noir/
« Yapo noir »
(30) ʃɔ̀ nɔ̰́
/Cho/rouge/
« Cho claire ».
Ils
servent à nommer en botanique. Exemple, mwɛ̰̀
fí « cecropia peltata / parasolier
blanc », mwɛ̰̀ nɛ̰́ « musanga
cecropioides / parasolier rouge ». L’on
retrouve également les termes de couleurs dans le domaine de la médecine. Ils
permettent de distinguer une maladie d’une autre. Ainsi, l’on trouve, ʃìlô bí
« paludisme noir », ʃìlô fí
« paludisme blanc », ʃìlô
nɛ̰́ « paludisme rouge ». Ces qualificatifs sont affectés à la
maladie (ʃìlô) en fonction de certains symptômes observables. Le mot ʃìlô fí
est employé lorsque l’on constate que l’urine du patient est blanchâtre et
ou que ses yeux sont blancs. ʃìlô bí est
employé quand l’épiderme du patient noircit et l’on parle de ʃìlô nɛ̰́ lorsque
le patient a l’urine de teinte rougeâtre.
Comme le précise Portal (Op cit. : 12) « d’après la symbolique, deux principes
donnent naissance à toutes les couleurs, la lumière et les ténèbres ».
Ces deux catégories chromatiques symboliques se retrouvent en akyé. En effet,
au niveau culturel, les couleurs sont attachées à des pratiques sociales et à
des pratiques cultuelles. L’on peut citer dans la première catégorie des
pratiques, les cérémonies funèbres. Deux couleurs y sont dévolues : le
noir et le blanc. Quelques fois, le rouge est mélangé au noir, mais il s’agit
d’un rouge sombre. Le noir symbolise le deuil, traduit la tristesse.
Généralement, les proches du défunt s’habillent en noir pour indiquer qu’ils sont
touchés par sa disparition. Le blanc sert à recouvrir le cercueil. C’est la
couleur de la pureté. Le peuple considère à travers cette couleur le
rapprochement du défunt avec le divin. Les purifications mortuaires ont pour
objectifs de débarrasser le défunt de ses péchés ; ce dernier est
désormais en route vers le ciel. Le linceul blanc est aussi porté par les
veuves ou veufs et les parents qui perdent pour la première fois un enfant (le bī kɔ̰̀) et qui sont engagés dans un
processus de purification.
Dans les cérémonies cultuelles telles que les
occasions d’adoration des cours d’eau, il est utilisé du linge blanc (vêtement
du médium) et du kaolin (blanc). Le sacrificateur du culte est l’interface/le
médiateur entre une divinité et le peuple. Son accoutrement blanc traduit sa
proximité avec le divin. Il en est de même du kaolin (dont la particularité est
la blancheur) qui est utilisé dans les cérémonies de purification.
L’accoutrement blanc est également porté par les « féticheurs »
pendant les cérémonies de consultations divines.
Pendant certaines cérémonies funèbres,
particulièrement lors des funérailles d’un patriarche, les femmes portent des
cache-sexes rouges pour signifier leur attachement au défunt. Cette couleur est
également revêtue pendant les danses guerrières par le chef guerrier. La
couleur rouge symbolise la puissance et l’autorité du chef.
Dans ces contextes, les couleurs, au-delà de servir à
la distinction des objets sur la base chromatique, ont une signification
précise dans la représentation collective. En effet, une femme qui porte le
cache-sexe rouge dans le contexte indiqué supra ne démontre pas simplement qu’elle
a un cache-sexe de cette couleur. Mais elle s’exprime, elle livre une
information, elle communique un sentiment à son entourage qui est son
attachement au défunt.
3. Couleurs et significations : de la dénotation
à la connotation
L’affectation
des couleurs à certaines situations et concepts de la vie est un exercice
cognitif engageant des méthodes de sémantisation telles que l’analogie, la
symbolisation, la métaphorisation. Par ces processus très productifs dans la
langue, l’usage attache aux couleurs des connotations.
En
effet, des colorations sont affectées à des entités non matérielles telles que
les saisons. En exemple : ḱɔ́sɔ̰́
bí /saison sèche/noire/ pour désigner la « petite saison sèche »
en pays akyé. Durant cette saison, le ciel est couvert, le temps est
généralement sombre avec de fines pluies. La saison qui s’oppose à cette
dernière par les données pluviométriques est la petite saison sèche au cours de
laquelle il n’y a quasiment pas de pluie et qui est aussi caractérisée par la
couleur des feuillages des plantes. Il s’agit du ḱɔ́sɔ̰́ fí /saison sèche/blanche/. L’on ne relève pas *ḱɔ́sɔ̰́ nɛ̰́,
*ḱɔ́sɔ̰́ pā̰ ; c’est-à-dire
une saison sèche marquée par une autre couleur. La couleur dans cet exemple marque la distinction entre des
sous-saisons.
Considérons
l’expression zô bjè ɲá̰ lɔ̄ /ciel/noircir
+ Agr + acc/visage/part loc/[14] pour signifier « le ciel s’est
assombri ». La prédication au moyen du terme désignant la couleur
transforme et introduit cette composante de l’énoncé dans une locution verbale
(…bjè… lɔ̄). Le métalangage se lit
sur deux axes : premièrement, le sujet zô
est traduit par « Dieu ». Dans ce cas, il (Dieu) a couvert son
visage d’une teinte sombre. Deuxièmement, zô
est traduit par « ciel ». Il
y a alors une personnification qui permet de lui attribuer un visage et, à ce
visage, une couleur. La couleur traduit l’état du ciel. Le terme est employé
dans sa valeur assertive.
L’on affecte des couleurs à des parties du corps pour
exprimer le caractère d’un individu. C’est le cas dans ò pɔ̰̀ pjă bí /3Sg/attraper + acc/ventre
+ intérieur/noir/ pour « il a un ventre noir/son ventre est noir » ;
tout simplement pour dire que « cette personne est rancunière ».
L’on utilise dans cette structure le ventre pour faire allusion au siège des
émotions. Le ventre a une forme creuse. Dans l’entendement du peuple akyé, la
profondeur du ventre dans cette expression traduit les turpitudes de l’humain,
l’insondabilité des pensées et des émotions de l’homme. Le qualificatif noir
affecté au ventre dépeint la qualité de l’individu : il met en exergue la
méchanceté, la rancune et la malveillance.
Aussi,
dans un juron, les Akyé utilisent le plus souvent l’expression nā̰na̰᷆
bí /viande ; animal/noir/ qui signifie « imbécile ».
Le bi (noir) ajouté à nā̰na̰᷆ (viande ; animal) pour
qualifier un animal quelconque qui est noir traduit le caractère insignifiant
d’une personne. En d’autres termes, cette personne est sans qualité ; elle
n’a aucune valeur particulière.
Les
analyses sur « le noir » ci-dessus relèvent de la logique de
prototypisation des couleurs. En effet,
le noir est perçu comme le prototype chromatique du « négatif ».
Cette catégorisation est faite sur la base de ce que dans l’imaginaire akyé,
c’est dans la nuit que se produisent les mauvaises choses. C’est dans la nuit que se déroulent les pratiques occultes,
qu’opèrent les sorciers, sources du malheur, qui envoient la mort. La nuit
manque de clarté, elle est opaque, impénétrable : c’est l’obscurité ;
elle est noire. Le noir symbolise le malheur, le mauvais, la méchanceté, la
mort.
Cette logique permet aux termes de couleurs de glisser
de la langue au discours. C’est ainsi que le noir entre dans la construction de
diverses locutions. En exemple, ɲá̰ bî
/visage/noircir/ pour « noircir le visage ». Il ne s’agit pas
seulement de noircir le visage avec du charbon, quoique cette interprétation
existe. Dans cette locution, -une autre interprétation entre en jeu- c’est la
valeur du prototype qui entre dans l’interprétation. Il s’agit ici, d’attirer la malédiction,
d’obscurcir l’avenir.
Considérons les structures ci-dessous :
(31) gbâkà bí
/serviette/noir/
« Serviette noire »
(32) gbâkà bí
/serviette/noir/
« Serviette sale »
Une serviette de couleur noire qui est propre se
désigne de la même manière qu’une serviette de quelconque couleur qui est sale.
Ces exemples mettent en valeur l’assimilation de ce qui est sale au noir. Les
lexèmes désignant la saleté ou les ordures (kàkɥɛ̀) et la poubelle (kàhø̀nœ̰́)
n’évoquent pas le noir, d’un point de vue de leur forme. Ce contexte d’emploi
du terme évoquant la couleur permet de relever le contraste, au niveau
interprétatif, entre la couleur en tant que teinte de référenciation et la
couleur en tant que qualification.
Cette observation permet également de noter les
contextes d’usages ci-dessous :
(33) fí
« blanc » ; exemple : è
lè é fí /Agr Sujet/être + acc/Agr/blanc/ « c’est blanc ».
(34) fî « sécher,
étioler » ; ò fî /Agr
sujet/secher +Agr objet + acc/ « il l’a séché ».
La forme (34) est la structure de surface obtenue par
amalgame de / fí + ì / ; / ì / étant l’objet du verbe. Fî
se traduit par « assécher, enlever la saleté, débarrasser d’eau ».
Dans ce sens, il est synonyme de fwø̂
« laver » qui porte la valeur sémantique de « rendre propre/
enlever les impuretés ». fwø̂ c’est
/ fú + ǿ / ; fú se traduit
« devenir blanc » et devient fí
dans l’exemple é kjɛ̄ é fí « cela va devenir
blanc ».
L’emploi du terme désignant les couleurs dans le
système de conjugaison met en évidence des variations morphologiques. Cette
contextualisation des usages permet de comparer ce qui est propre avec le
blanc. Cela met en évidence une relativisation de la notion de propreté qui
apparait comme un résultat recherché, mais pas absolument une apparence de
teinte. En exemple, lorsque le séchage s’applique au cacao : mɛ̰̀ fī kòkô /1Sg/sécher + acc/cacao/
« j’ai séché du cacao (fèves) ». Le séchage des fèves de cacao a pour
objectif de les débarrasser de l’humidité, de les purifier.
À l’opposé du noir, le blanc apparaît comme le
prototype chromatique de la pureté, de la bonté. Cela transparait dans une
expression telle que :
(35) ó pjà lě
fí(tá)
/poss
3Sg/ventre + intérieur/être/blanc/ (intensificateur)/
« Il a le cœur pur (l’intérieur de son ventre est blanc) »
Cet énoncé a pour équivalent ò lè tsābí frɛ̰́frɛ̰́ « il est une personne pure,
sainte ».
kpɔ̄ bí forêt dense/vierge connoté
tàlɛ́ bí habit noir dénoté
bí zø̀ fɔ̰́ bí
ciel nuageux (sombre) dénoté
gbâkà bí serviette sale connoté
pjâ bí rancune
connoté
|
(36)
Les occurrences et le(s) sens des termes chromatiques
analysés se résument clairement dans cette affirmation de (Mollard-Desfour,
2011 : 100) :
« L’examen des contextes d’emplois met en
évidence la richesse syntagmatique de certains termes chromatiques et le peu de
productivité de certains autres, voire leur lien étroit avec un contexte
particulier. Elles soulignent aussi le glissement possible d’un contexte à
l’autre et d’un sens à l’autre ».
Le glissement de sens en question autorise les locuteurs
à produire des énoncés stéréotypiques avec les termes des couleurs. Par
exemple, l’énoncé tàlɛ́ fí sɔ̀ bâ
/vêtements/blanc/personne/eux/ pour désigner « les personnes aux tenues
blanches » renvoient aux personnes financièrement aisées. Dans cet
exemple, le blanc renvoie à l’aisance financière. Il existe donc, dans la
langue des stéréotypes chromatiques.
C’est
ici le lieu de considérer avec Albert-Vanel (2009 : 7) que la couleur ne
représente pas la personne ou l’objet qu’elle recouvre, mais la qualité qu’on
lui prête.
Conclusion
Au cours de la présente réflexion, les termes
suivants ont été relevés dans le domaine des couleurs en akyé : nɛ̰́, bí et fí, pjô, kjɔ̰̀, gbò(gbò), kálí(kálí), tṵ̀, kpōkpō, hœ̰̄, tá, pa᷇,
po᷇, fūtū, kǿŋǿ. Au terme de cette étude, nous pouvons affirmer que trois d’entre eux : nɛ̰́, bí et fí sont les plus utilisés. Ils désignent les trois catégories de
couleur dans cette langue. Les autres termes sont des gradants qui, du fait de
leur presqu’inutilisation, tendent à perdre leur contenu sémantique et leur
stabilité d’emploi. En effet, certains locuteurs ont tendance à les affecter à
toutes les trois couleurs cités. Cette observation rejoint ce que note Yasmine
(2009 : 224) « plus un terme de couleur est utilisé, plus il se stabilise,
plus il est cognitivement significatif ».
Aussi, la mise en situations discursives des termes de
couleurs nous a-t-elle permis de noter des variations morphologiques
occurencielles arrimées à une transcatégorialité. L’aspect sémantique a permis d’illustrer
que la dénomination des couleurs n’est pas réductible à leur seule fonction
colorimétrique. Leur emploi a une fonction communicative.
Bibliographie
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de linguistique 2, n°
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n° 4, 23-32.
Portal
F., 2013, Des couleurs symboliques.
Antiquité, moyen-âge, temps modernes, Bitedition.
[1] Akyé désigne un peuple de Côte d’Ivoire et
sa langue qui est classée parmi les langues kwa. Notre corpus est tiré du
dialecte bodin.
[2] Pour les gradants de bí, nous n’avons pas pu trouver de
traduction en l’état actuel des recherches. Nos informateurs ont effectué des
recherches, infructueusement, auprès d’autres personnes sources.
[3] Eau
[4] Urine
[5] Habit/chemise
[6] Chaussure
[7] Lagune
[8] Chapeau
[11]Les référents [- animé] qui de manière générale sont
déterminés comme les noms [+ animés] peuvent être déterminés par nɛ̰́. C’est le cas d’àmà̰ŋō « mangue ».
[12] Le constituant verbal dans (18) et (19), (20), (21) sont
respectivement nœ̰, bi, fwø. Ils sont susceptibles de subir les variations suprasegmentales propres aux
verbes dans le système de conjugaison de la langue comme l’attestent les
exemples (18) et (19) où nous avons un ton haut contre un ton bas.
[13] fwǿ est l’output de /fu/ + /ø/. ø est la réalisation contextuelle de e, (une marque d’accord (agreement)) par coarticulation avec u. Pour la relation entre fu
et fi, voir plus loin, dans les
exemples (33) et (34).
[14] Part loc. =
particule locative. Cette particule accompagne généralement des verbes.
Pour citer cet article :
ATSÉ N’CHO Jean-Baptiste & DIANÉ Ambemou Oscar (2016), « Dénomination et usage discursif des couleurs chez les Akyé », Lɔŋgbowu, Revue des Langues, Lettres et Sciences de l’Homme et de la Société N° 002, décembre 2016, Revue des Langues, Lettres et Sciences de l’Homme et de la Société, , Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université de Kara-Togo, pp. 351 à 366 pages.